Nous faisons partie du collectif Projet accompagnement solidarité Colombie. Nous sommes féministes, à l’étroit dans les moules qui nous sont imposés. Nous sommes blanches, habitantes de territoires voués à la destruction, de territoires tâchés du sang de la colonisation, qui se poursuit encore. Nous constatons, subissons, dénonçons et, malgré tout, participons, aux rapports de domination qui façonnent nos communautés, les sociétés humaines, nos vies.
La civilisation qui est la nôtre s’est construite à travers trois piliers : l’exploitation (et la capitalisation) des ressources, la colonisation (et le racisme) et la domination hétéropatriarcale (et l’hétéronormativité). Ces trois systèmes interdépendants se renforcent les uns les autres. Ils fondent entre autres le système social, politique et économique actuel, avec une multitude d’autres systèmes, rapports et dimensions de l’oppression. Parce qu’ils sont liés, il faut les affronter de face et simultanément pour espérer les comprendre et les ébranler. Ils valsent les uns avec les autres, s’entremêlent, s’entrechoquent, se rencontrent, créent des rapports d’oppression qui s’imbriquent les uns les autres et se recoupent à des intersections. Ils façonnent nos rapports avec les autres, aux territoires, à nous-mêmes. C’est de ces points de rencontres que l’on part!
Parce que le territoire nous habite autant que nous l’habitons. Nos corps et nos entrailles sont (dé)formés par des moules hétéronormés, nos psychés sont marquées par une éducation raciste, ces territoires sont traversés par les autoroutes du colonialisme.
Ce texte part d’une perspective féministe anti-coloniale pour explorer brièvement les interactions entre le(s) territoires, le(s) sexe(s) et le(s) genre(s), aujourd’hui, sur le territoire nommé Québec, soumis à l’intensification de l’exploitation de la nature et des humains qui y habitent.
Le territoire, les territoires, entre pillages et ravages, normativité et assimilation
Le territoire, qu’il soit un corps ou une terre, est le lieu de tous les combats. Nous nous l’approprions, le contrôlons, le pillons jusqu’à la dernière goutte. Et pourtant, bien qu’il soit omniprésent et qu’il nous façonne, il reste mystérieux dans sa définition. Il ne cesse d’être un espace à définir, un espace d’identités, d’inter-influences, de réciprocités, de pluralités, de multiplicités, d’affectivités sans cesse en (re)construction.
Parce que nous vivons dans un monde où les arbres sont vus comme des signes de dollars, la nature devenue ressources et investissements. À travers l’exploitation des ressources, les éléments qui composent le territoire ont été étiquetés suivant des valeurs abstraites. Les animaux se vendent pour leur fourrure, la forêt se compte en billots, les roches sont cotées à la bourse, les rivières sont autant de barrages hydroélectriques potentiels… Le capitalisme, imposant une définition monétaire des ressources, n’a que faire de leur protection, quoiqu’en soient les prétentions du développement durable. La propriété de la terre est peut-être un des pires fléaux, clôturée, quadrillée, vendue, louée, “no trespassing”, ça c’est à moi, va-t’en chez vous… Ce rapport au territoire prend source dans des inégalités de pouvoir, une domination de l’Autre, des autres.
Parce que nous habitons sur des terres non cédées et que la colonisation continue aujourd’hui d’être un pilier de nos sociétés et ce, depuis plus de 500 ans. La capitalisation s’est mêlée à plusieurs danses et les terres sur lesquelles nous habitons y ont été envoûtées de force – tout comme les peuples autochtones, parcourus d’une multitude de petites et grandes résistances. Sur les rivières, des canots et des bateaux de guerre ont navigué. La menace s’est instaurée partout, la soif insatiable de ces êtres voulant avaler jusqu’à la dernière gouttelette, jusqu’à la dernière poussière d’or, jusqu’au bout du monde. Vastes vagues de destruction, de domination, l’œuvre coloniale – commencée ici par les Français et les Anglais – a continué de plus belle avec le Canada (sans parler de leurs autres empires coloniaux), ses gouvernements tout autant racistes, ses désirs d’assimilation et de contrôle, « d’un océan à l’autre ».
La valse s’accélère, les colons continuent à envahir l’espace…
Parce qu’on se fait mettre, sans cesse, dans des boîtes avec des étiquettes « genre », « race », « handicap », « sexe », « étranger », entre autres catégories sectaires. Ils envahissent non seulement l’espace, mais également la définition des genres, des sexes, des “races”, des identités. Il n’est pas étonnant que l’appropriation coloniale du continent “américain” soit parfois passée par la répression et l’élimination, chez certains peuples autochtones, de différents rapports sociaux de genre et de sexe, de multiples sexualités et expressions de genre. En témoignent plusieurs récits d’historien.ne.s, de missionnaires et d’explorateur.trice.s. Un d’entre eux raconte par exemple (Gaard 1997: 9), dans des termes colons, comment la nation Choctawl respectait les personnes transgenres et certaines pratiques et comportements homosexuels. On assiste à une justification rhétorique des génocides par des identités de genre dit déviantes et la présence de pratiques érotiques non hétérosexuelles. Il arrivait même que l’hétérosexualité soit normée par les missionnaires, par exemple vis-à-vis des Hopis et de certaines de leurs pratiques sexuelles considérées bestiales. Et c’est la « nature » qui sert, une fois de plus, à justifier des normes sociales étriquées, au détriment des territoires, des peuples, des femmes, des personnes racisées, des queers, de toutes celles et ceux qui vivent des oppressions basées sur le genre.
Marionnettes du genre: jouer le rôle de la femme, et puis, quelle(s) femme(s)?
On n’a pas cessé de vouloir enfermer “la” femme dans un bocal hermétique. Et pourtant les identités sont multiples et reliées à la complexité du monde, non universel. Plusieurs identités femmes existent, sont appropriées et appropriables. Qui peut définir son identité sinon chaque personne elle-même ? Qui peut m’imposer qui je suis ?
“La” femme n’existe pas. Néanmoins, nous croyons que des rapports sociaux de pouvoir produisent une catégorie sociale “femmes”, à travers une domination qui impose une place, un rôle à jouer. Le genre “femme” est construit socialement et politiquement, au-delà de la diversité des identités et des expériences. Ainsi, on constate que les femmes vivent des impacts différenciés d’un modèle économique basé sur l’extractivisme.
Nous savons que ce n’est pas nouveau et nous constatons que ça continue et ça s’amplifie. Les inégalités structurelles déjà existantes se trouvent accentuées dans une économie extractive: renforcement des inégalités socio-économiques entre les femmes et les hommes; vulnérabilité des femmes à la dépossession des terres et moyens de subsistance; hausse du travail non rémunéré et difficultés de conciliation vie sociale-famille-travail; hausse de la violence envers les femmes (sexuelle, conjugale, familiale et institutionnelle); exposition aux risques environnementaux et sanitaires; impacts sur la santé; masculinisation exacerbée des espaces de pouvoir et féminisation intensifiée de la pauvreté; augmentation de la criminalisation et de la répression de la résistance des femmes, pour n’énumérer que celles-ci. Le système extractif approfondit les divisions genrées (rôles au sein des familles, des couples, des sociétés, des relations sociales) et entretient une binarité qui convient à l’exploitation des ressources. Ce sont des hommes qui sont en majorité les acteurs dominants de l’extractivisme: promoteurs, propriétaires, travailleurs, actionnaires, gestionnaires… Ils définissent les règles et s’approprient le territoire, leur terrain de jeu.
Divisions et binarité: encore une question de profit ?
Nous appelons à la destruction de ce modèle productiviste qui est à la fois générateur d’inaptitudes (que cela soit lié, entre autres, à de multiples contaminations environnementales et humaines ou à des accidents de travail) et de handicaps par la configuration des infrastructures nécessaires à l’industrie extractive et créateurs d’emplois destinés à des personnes dîtes valides, en fonction évidemment de la norme prescrite, c’est-à-dire des personnes pensées productives et productrices. Ces emplois renforcent par leur existence même la conception du handicap et son exclusion (du système productif travaillant). Les possibilités d’exister et les rôles conventionnels proposés et valorisés dans l’hétéropatriarcat occidental s’approfondissent avec et dans le système extractif. Il s’agit alors de détruire non seulement les dominations, oppressions et injustices, mais aussi les rôles que nous avons intégrés.
Parce que les oppressions de genre et les oppressions de la nature sont reliées et que la destruction des unes ne va pas sans la destruction des autres. Ces rôles conventionnels nous renvoient à la division du monde, qui nous est habituellement enseigné en termes de dualités. Homme/femme, hétérosexuel/homosexuel, nature/culture, raison/nature, corps/esprit, rationalité/animalité, raison/émotion, humain/nature, civilisé/primitif, public/privé, soi/l’autre, nous/les autres, classe ouvrière/bourgeoisie, ville/campagne… Vous pouvez continuer la liste. Nous apprenons à associer le genre féminin à la nature, à la passivité. La femme à sauver ? (d’autant plus si elle est « voilée » pourrions-nous ironiser…). Alors qu’aux hommes on réserve la force, la raison, l’appropriation des richesses. La vision binaire du monde va de pair avec l’essentialisation de la femme.
Pourtant, il est possible de penser des alternatives identitaires, en dehors de la catégorie “femme”, tout en reconnaissant que ce groupe social est structuré par des rapports de domination et d’oppressions. Ce sont ces rapports qu’il nous faut détruire. Également, nous souhaitons penser l’être humain comme appartenant à la terre, et non en dehors de celle-ci, la contrôlant. Imaginer et faire exister d’autres formes d’identités, peut-être mouvantes, changeantes, d’autres possibilités d’être, d’autres orientations.
Entrer dans la danse
Mais à cette valse des éléments se joignent, ils s’invitent, pilant sur leurs pieds, un accroche jambe au passage, désorganisant la cadence et refusant de suivre les pas aux 1-2-3. D’une beauté infinie, vastes comme les territoires, multiples comme la biodiversité, nous avons pris l’habitude de les nommer luttes, résistances, solidarités. Invisibilisées, réprimées par les conflits de valeurs, le savoir-vivre normatif, les lois, elles existent pourtant et sont bien vivantes. Elles prennent plusieurs formes, s’adaptent aux différents contextes, créant une diversité liée aux rapports sociaux et aux façons de vivre les identités multiples. Et les femmes, parmi d’autres personnes marginalisées, occupent souvent la première ligne de ces résistances pour le territoire.
Nous, vivantes, habitantes de territoires dévastés, colonisés, sommes traversées par des rapports de pouvoirs et de domination. Nous en sommes parties prenantes. Nous voulons faire tomber les masques. Nous souhaitons confronter les mille visages de la domination.
Référence
GAARD, Greta. 1997. “Toward a queer ecofeminism”. Dans Hypatia, vol. 12, no 1.
On utilise des termes compliqués ? C’est vrai! Quelques définitions… (merci au glossaire du RQCALACS*)
Binarité, binaire
Tout système de pensées qui se limite à deux possibilités en excluant les autres. Par exemple, en ce qui a trait à l’orientation sexuelle, une pensée binaire conçoit uniquement deux options: l’hétérosexualité ou l’homosexualité. Le système social des sexes est binaire en ce qu’il aborde la diversité des expériences humaines en les réduisant à deux identités: celle de la femme ou celle de l’homme.
Libre définition
Déconstruction – Déconstruire
Processus par lequel on analyse et remet en question un concept ou une conception acceptée généralement comme relevant du « bon sens », l’ordre naturel des choses.
Fondation Filles d’action
Féminisme postcolonial
Le féminisme postcolonial lit l’oppression des femmes à la lumière du racisme, de l’esclavage et/ou de la colonisation. Ainsi, le féminisme noir, le féminisme chicana, le féminisme musulman ou encore le féminisme autochtone ont bouleversé les analyses féministes en mettant en perspective les différents rapports de domination qui contraignent les femmes racisées (…). Le féminisme postcolonial a opéré deux rupture majeures : la première a été de déconstruire l’image de la femme originaire de pays en développement telle qu’elle existait dans la théorie féministe dominante ; la seconde de poser la question de qui parle, et pour qui.
Dechaufour Laetitia, 2007
Genre
L’ensemble des rôles sociaux, des comportements et des attributs socialement construits et considérés comme appropriés pour les hommes (masculinité, virilité) et pour les femmes (féminité). La construction du genre est le fait d’une société à une époque donnée. L’approche intersectionnelle démontre en quoi la définition des genres féminins et masculins est conditionnée par les autres rapports d’oppression basés sur la classe sociale, le colonialisme et le racisme par exemple.
Libre définition
Hétéropatriarcat
Système d’organisation de la société caractérisé par la domination du groupe social des hommes hétérosexuels et sur l’oppression du groupe social des femmes et des personnes qui ne correspondent pas aux normes sociales de l’hétéronormativité.
Libre définition
Hétéronormativité
L’hétéronormativité suppose l’hétérosexualité comme la norme. Elle renvoie à une structure sociale liée à l’idée que les êtres humains se divisent en seulement deux catégories distinctes et complémentaires : l’homme et la femme, qui seraient liés par un désir mutuel. N’envisager le genre que comme binaire légitime la naturalité de ce désir. En découle les idées de ce que doivent être les hommes et les femmes (virilité/féminité), ainsi que des modèles de genre traditionnels avec des rôles définis.
États généraux du féminisme
Approche ou analyse intersectionnelle
Cette approche tente de prendre en compte la façon dont les différents systèmes d’oppression (patriarcat, capitalisme, racisme, colonialisme, hétérosexisme, capacitisme, âgisme, etc.) interagissent, s’entretiennent les uns les autres et créent des oppressions non pas dissociables mais constitutives les unes des autres. Cette approche propose ainsi de concevoir les discriminations vécues non pas comme additionnelles mais montre au contraire que les discriminations produites par l’imbrication des systèmes sont indissociables. Il ne s’agit donc pas d’une addition des discriminations (par exemple : sexisme + racisme + capacitisme + hétérosexisme) mais plutôt du résultat de l’effet combiné des discriminations. Lorsqu’elles se combinent, les discriminations se renforcent et alors, leurs effets sont le résultat de ce renforcement.
RQCALACS
Oppressions
Façon dont le pouvoir et les privilèges d’un groupe dominant sont maintenus, par la force, les menaces et les violences physiques, psychologiques, sociales ou économiques. L’oppression renvoie à un rapport de pouvoir inégal source de domination, d’exclusion, de discrimination, d’exploitation et d’aliénation.
Libre définition
*Regroupement québécois des Calacs, 2014. « Des mots pour parler de diversité » Glossaire des termes utilisés dans le cadre de la formation « Une pour toutes et toutes pour elles! Une approche intersectionnelle en matière d’agression à caractère sexuel ».
Tu veux aller encore plus loin?! Par ici !