Pendant la tournée du projet Des-terres-minées! au printemps 2016, nous avons eu la chance de participer à un cercle de discussions au musée Shaputuan, à Uashat. Nous voulons ici transmettre et faire voyager la parole inspirante des femmes innues rencontrées cette journée là.
Rappelons que les Innu.es forment la plus populeuse des nations autochtones du soi-disant Québec, avec une population d’environ 16 000 personnes, réparties dans 9 communautés.
Innu.es et territoire(s) : culture et liens identitaires
Les Innu.es occupent le Nitassinan depuis des millénaires.
Les animaux nous interrogent : « Êtes-vous encore des Ilnu.es ? Allez-vous nous chasser ? »
Les Québécois parlent du territoire d’une manière très différente. Vous parlez du territoire « comme si on achète une chaise ». Même si le souhait de protéger le territoire existe, il y a une dynamique d’autodestruction qui est enclenchée dans la manière dont les Québécois voient le territoire. Nous, on ne pense pas juste au présent, on doit aussi penser aux 7 prochaines générations.
Bien qu’autrefois les communautés suivaient un mode de vie semi-nomade, le processus de colonisation a amené la majorité des Innu.es à se sédentariser.
L’individualité d’un Ilnu est toujours en lien avec le territoire. Si on n’a pas de territoire, on ne sera plus Ilnu. Je ne suis pas Canadienne, pas Québécoise. Je suis Innue. Et je refuse que les lois canadiennes et québécoises me gouvernent.
La colonisation, passant notamment par l’imposition de la langue française, a profondément modifié l’usage de la langue ilnue, vecteur de l’identité. Avec la vie en réserve, beaucoup de mots et d’expressions disparaissent ou se transforment.
Mais il fallait écouter mon père quand il parlait du territoire, il avait toujours les larmes aux yeux. Ça fait voyager l’âme. On n’a pas vécu sur notre territoire comme nos parents. Une coupure s’est produite avec la sédentarisation.
Moi, j’ai été élevée dans le bois jusqu’à 7 ans, c’est mon histoire, les valeurs de mes parents, tout cela est riche pour moi; j’ai appris ma culture et à garder ma langue. Je ne vais jamais les renier, je me lève pour le territoire parce que ça fait partie de ma personne, de ma dignité. Je suis fière d’être une femme innue, j’ai vu ma mère faire des mocassins, ma grande sœur aller au pensionnat ; mon père continuait de faire sa vie de chasseur.
Quand terres pillées riment avec structures imposées
Les Innu.es vivant sur le territoire du « Québec » n’ont pas signé de traité ni cédé par aucun autre moyen leurs territoires, leur titre aborigène et leurs droits ancestraux.
On n’a jamais appris comment faire une bonne négociation, on s’est toujours fait imposer des choses. On a toujours occupé la seconde place, l’oppression est omniconstante.
Les négociations impliquent de renoncer à des droits. On est en train de renoncer à nos pratiques traditionnelles. On est en train de s’éteindre nous-même en signant des ententes avec des promoteurs.
Les ententes, en plus d’être inéquitables dans le processus de leur mise en œuvre, ne sont pas souvent respectées.
J’ai dit à notre chef comment ça se fait que tu as accepté ça ? Les promoteurs négocient directement avec les communautés sans passer par le gouvernement québécois.
Personne ne nous écoute. Les élites se graissent les poches pendant que nos enfants ne mangent pas à leur faim. Les populations ne sont même pas consultées pour des projets d’exploration. On n’est jamais capable de consulter ces ententes-là. On est au courant de rien. Quand je regarde le Conseil de bande, il n’a pas eu toutes les compensations financières promises.
Parmi tant d’autres,
– l’entente signée pour la construction du barrage Sainte-Marguerite 3;
– l’entente signée avec Hydro-Québec pour le barrage hydro-électrique de la Romaine;
– le présent traité de négociation territoriale globale Petapan (avec cinq communautés innues).
L’écosystème, les animaux, tout est dérangé. Le climat a tellement changé, on n’arrive plus à prédire la météo. Le caribou était présent dans ce secteur.
Quand j’étais petite, jamais des animaux n’ont été vus dans les alentours. Les animaux présents à Sept-Îles, il y en a plus qu’avant. Maintenant on voit plein d’animaux, ils sont dérangés avec tout ce qui se passe au Nord.
Au « Québec », 80 % de la capacité hydroélectrique provient de réservoirs et barrages construits en territoire cri et innu.
Les cimetières et lieux sacrés ont été déplacés pour faire Sainte-Marguerite 3. Après SM3, il y a eu une augmentation des suicides.
Shefferville, la planète rouge, est un lieu d’exploitation tentaculaire du fer depuis 1954. En 2012, la Tata Steel Minerals continue de vider le sol avec sa mine de fer à enfournement direct (projet DSO).
Ce que je vois aujourd’hui dans ma communauté, c’est vraiment un désastre comme décor, car on est impliqué avec les mines. Quand on va dans la forêt, ça devient un labyrinthe, il y a des trous partout. Tous les destructeurs sont partis et nous on se retrouve avec la terre dévastée.
Poussière, santé, contamination de l’eau. Le dynamitage produit du radon. Il y a une autre mine collée à la ville, elle est active, elle touche nos lacs, notre eau… C’est triste, il y a plein d’impacts, la poussière est tellement rouge. Aînés, enfants, tout le monde est touché par ça. C’est un cercle vicieux, l’appauvrissement là même où il y a des ressources naturelles.
Femmes, territoire, luttes
Depuis que les Blancs y ont mis les pieds, des luttes ont lieu pour protéger le Nitassinan, notamment face aux projets extractifs : le complexe hydro-électrique Sainte-Marguerite 3, le barrage de la Romaine et ses infrastructures adjointes, le Plan Nord, les mines de fer de Schefferville, la Mine Arnaud; et cela, sans compter tous les combats quotidiens contre la poursuite de la colonisation qui avale non seulement le territoire mais la culture, la pensée, les personnes…
Qui peut le faire ? Ce sont les femmes, en travaillant ensemble.
C’est normal que les femmes se lèvent dans la communauté. Les hommes auraient dû être des guerriers, mais les rôles se sont inversés, ce sont à présent les femmes qui sont des guerrières. C’est le mot dans lequel je me reconnais. C’est un mot qui me donne de la force.
Les hommes sont toujours au pouvoir, et c’est donc à leurs besoins qu’on répond, pas à ceux des femmes. Les hommes au pouvoir voyaient du positif dans les projets alors que les femmes étaient préoccupées par leurs enfants et leur famille.
En 2012, le Conseil de bande de Uashat Mak Mani-Utenam organise des référendum sur l’entente d’Hydro-Québec autour du projet de La Romaine. À deux reprises, l’entente est rejetée. Hydro-Québec et le Conseil de bande s’acharnent… Au troisième référendum, le oui l’emporte. Tout au long du processus, des blocus sont organisés.
Deux visions étaient présentes lors du blocus contre Hydro-Québec [mars 2012]:
– une vision politique de construire un rapport de force plus fort contre Hydro pour obtenir une meilleure entente, avec de meilleures conditions;
– une vision ayant véritablement comme objectif de protéger le territoire.
Le chef était à Montréal et attendait que le blocus se termine pour signer l’entente. Le vice-chef était à un tournoi. Le seul élu présent voulait signer l’entente. Les négociateurs ont tout essayé pour aller chercher plus dans l’entente avec Hydro-Québec. Ils ont instrumentalisé les luttes des militant.es.
Ils nous ont tellement brimé.es, pourquoi continuer de les payer ? On est des moins que rien; cela fait un an sans payer mes comptes Hydro.
Face aux différents processus de résistance, l’État colonial et les entreprises multiplient les injonctions et la criminalisation des opposant.es.
Mais alors on te met en prison et à ce moment une lutte collective devient individuelle. C’est une répression qui dé-collectivise nos luttes. Quand on te met en prison, tu as un dossier criminel pour avoir protégé la rivière à saumons lors du blocus…
Génocide culturel, impacts sur les communautés
La colonisation ne laisse pas ses traces seulement sur le territoire, elle marque ses habitant.es. Les Autochtones parlent de stress post-colonial.
En 2014, la GRC révélait avoir documenté 1186 cas de femmes autochtones disparues ou assassinées en 30 ans. Selon les militantes, le nombre réel de victimes pourrait s’élever à 3 000.
Selon le Centre canadien de politiques alternatives (CCPA), 38 % des enfants autochtones vivent sous le seuil de pauvreté. La proportion d’enfants qui vivent dans la pauvreté est encore plus élevée dans les réserves, où elle atteint 60%. Les taux de violence et de consommation de drogues y sont également au-dessus de la moyenne nationale alors que les taux d’emplois et de scolarisation sont pour leur part au plus bas. Les taux de suicide sont cinq à sept fois plus élevés chez les jeunes des Premières Nations que chez les non-Autochtones du même âge. Le stress post-colonial, c’est la douleur des réalités réduites en chiffres décourageants.
Les enjeux sont multiples et il est difficile d’avancer. Nous sommes toujours dans la pauvreté, nos enfants ne mangent pas à leur faim. On te maintient en mode survie, le seul employeur c’est le Conseil de bande.
Je demandais à mon père pourquoi il y avait des suicides. Avant la sédentarisation il n’y en avait pas/peu ; aujourd’hui il y a beaucoup d’agressions ; la jeunesse est en train de périr.
Quand je regarde les jeunes cela me fait mal, il y a ce manque au niveau de leur histoire, de leur culture, ils sont malades. Nos jeunes sont vraiment perdus, ils ne savent plus où s’en aller, ils marchent la tête basse.
Nos enfants : certains ne parlent pas innu.
Comment réveiller un peuple qui n’a plus de rêve, qui vit une crise identitaire ?
Quand on est en forêt on ne gaspille rien ; aujourd’hui on abuse de tout.
Le territoire, c’est mes racines. Les racines solides donnent des personnes solides.
Le territoire, notre identité, nos enfants, nos ancêtres, notre histoire
J’ai confiance en ma génération et en la prochaine génération.
Quand on défend quelque chose, il faut que tu connaisses c’est quoi que tu défends. Mon rêve : on devrait faire l’école secondaire dans le bois, par exemple, 6 mois par année… Travailler une partie de l’année, puis amener sa famille dans le bois. Cela permettrait de maintenir ce lien.
Il ne faut jamais se décourager, parce que je sais que nos territoires sont là. C’est notre identité, nos enfants, nos ancêtres, notre histoire.
La forêt va toujours être là, il faut juste aller la chercher…